Approche biomédicale conventionnelle et pensée féministe
L’approche biomédicale conventionnelle : témoignages de femmes et pensée féministe
Cet article a été publié sur le blog du RQASF.
Sarah-Maria LeBlanc, HTA, MA
Dans ce billet, tous les noms de mes clientes ont été changés pour préserver l’anonymat.
On parle de médicalisation de la santé des femmes lorsqu’on aborde des phénomènes naturels du corps féminin comme le cycle menstruel, l’accouchement ou la ménopause comme s’ils étaient pathologiques et devaient être « soignés ». Comme en parle Isabelle Mimeault dans son article[1] pour la revue Droits et Libertés, la médicalisation prend racine dans un paradigme mécaniste et positiviste né au 19e siècle, dans les débuts de la médecine scientifique. Devons-nous rappeler que cette médecine a été créée, pratiquée et propagée par des hommes blancs, suite à la diabolisation des guérisseuses populaires et la mise à l’écart des sages-femmes aux 16e et 17e siècles ? C’est ce dont font état Barbara Ehreinreich et Deidre English dans leur enquête « Sorcières, sages-femmes et infirmières[2] », un classique dans les milieux féministes depuis les années 1970. Rappelons-nous d’ailleurs les débuts de la gynécologie avec le Dr Sims, qui pour perfectionner ses outils et pratiques a utilisé le corps d’esclaves noires du sud des États-Unis, sans leur consentement et sans anesthésie, afin d’arriver au spéculum que nous connaissons aujourd’hui.
Dans ma pratique comme thérapeute et formatrice en santé des femmes, je suis confrontée depuis quinze ans de façon quasi quotidienne aux témoignages d’étudiantes ou de clientes impactées par l’approche biomédicale conventionnelle, qui médicalise la santé des femmes. C’est ainsi qu’au fil du temps, à partir de mon expérience personnelle et professionnelle, j’ai pu construire une pensée réflexive sur la question. C’est à partir de cette expérience que j’écris ce billet. Il sera question ici d’observer la médicalisation à l’œuvre dans la grossesse et l’accouchement, dans le cycle menstruel, la périménopause et les dérèglements gynécologiques.
La périménopause : quand vieillir devient une maladie
On peut reconnaître une société androcentrée par le fait que l’homme soit considéré comme au sommet de sa beauté et de son pouvoir vers le milieu de la quarantaine, alors qu’on considère une femme du même âge comme au début de son déclin. Ainsi, l’industrie très lucrative de l’éternelle jeunesse s’infiltre jusque dans notre perception de nous-mêmes, des cosmétiques à la pharmaceutique en passant par les produits de santé naturels. Alors que, dans nombre de sociétés anciennes, le passage de l’âge de la femme mère à l’âge de la grand-mère constitue un moment honoré et ritualisé, dans nos sociétés contemporaines il devient source d’anxiété et d’autodépréciation. La médicalisation de la santé des femmes pathologise ainsi la ménopause, transformant ce processus naturel et sain en maladie.
Il faut reconnaître que plusieurs facteurs de notre société hypermoderne ont contribué à transformer ce passage en moment désagréable pour plusieurs femmes, que ce soient les perturbateurs endocriniens ou le stress constant. Ces facteurs dérèglent notre système endocrinien et font que plusieurs femmes ressentent des changements désagréables, des chaleurs intenses à la perte de libido, en passant par les troubles de sommeil. Le problème, c’est que ces « signes » de transition deviennent des « symptômes » à traiter. Pourtant, tout comme les signes du cycle hormonal, ils nous indiquent où regarder dans une perspective d’auto-soins. Lorsqu’Elise, qui a toujours travaillé pour dix, vient me voir et me dit : « Je ne veux pas prendre d’hormones de synthèse car j’ai peur de leur impact, mais je ne veux rien changer non plus de ma vie actuelle, je veux garder la même énergie que j’avais à trente ans », je vois les impacts d’une injonction sociétale productiviste qui ne tient pas compte des réalités corporelles et temporelles des femmes. Je me rappelle d’un atelier dans un Centre-Femmes dans lequel je parlais de l’impact de la santé des surrénales sur la production d’oestrogènes lors de la périménopause[3]. Les regards s’allumaient, les mâchoires tombaient, les langues se déliaient : « Au moment de ma ménopause, j’étais tellement stressée, mais je voyais pas le lien avec mes bouffées de chaleur » ou « j’ai pris de l’hormonothérapie parce que je me sentais tout le temps fatiguée et je refusais de vieillir… peut-être que j’aurais juste pu m’écouter et me reposer ? ».
Même la série Loto-Méno[4], qui tente de libérer la parole autour de la périménopause, continue en quelque sorte à propager des jugements sur les hormones et sur l’attitude des femmes en périménopause. Ainsi, les protagonistes, et je salue leur courage, partagent comment elles ont changé – comme si elles étaient devenues des monstres : elles ne se reconnaissent plus, elles veulent retrouver la femme qu’elles étaient avant. Loin de moi de diminuer de la souffrance de leurs symptômes, ce qui me touche sont les jugements qu’elles portent sur ces changements – ainsi, elles ne correspondent plus aux standards de productivité, de gentillesse et de douceur attendues d’elles de notre société, devenant maintenant « une vieille mégère » sous le regard patriarcal introjecté.
Il n’y a rien de mal à prendre des hormones synthétiques ou bio-identiques – mais lorsqu’il s’agit d’une potion magique pour continuer à être toujours « belle », pleine d’énergie, douce et efficace afin de continuer à faire « comme j’ai toujours fait » ou « comme les autres », il me semble voir là une autre violence introjectée. La même qui nous fait regarder nos rides dans le miroir avec mépris et déception.
Porter la vie et accoucher : normal !
Depuis que le monde est monde, les femmes portent des enfants et les accouchent. S’il devrait y avoir quelque chose d’immuable en lequel elles peuvent avoir confiance, c’est bien leur capacité de donner la vie ! Pourtant, quelques centaines d’années de reprise de l’accouchement par le corps médical scientifique ont suffi pour saper la confiance des femmes en leur corps, en leur intuition, en leur capacité de savoir ce qui est bon pour elles et le bébé qu’elles portent. À un niveau plus léger, je vois cela dans la peur que portent plusieurs de mes clientes envers les plantes médicinales (comme en fait foi le nombre faramineux d’avertissements « éviter pendant la grossesse » qu’on retrouve pour des plantes complètement inoffensives utilisées depuis des millénaires par les femmes enceintes). Si l’on s’intéresse à l’histoire, on peut aussi prendre note de la perte de droits des sages-femmes au fil du temps, au profit des médecins obstétriciens. Les sages-femmes du Québec se sont battues corps et âme pour retrouver le droit de pratiquer des accouchements et leur marge de manœuvre est beaucoup plus grande ici qu’en France, par exemple.
La quantité de témoignages concernant la violence obstétricale vécue lors d’examens préliminaires et en salle d’accouchement est frappante. Mon cœur se serre à chaque témoignage d’une cliente qui doit faire la paix avec un accouchement dans lequel elle s’est sentie dépossédée et démunie. Plan de naissance non respecté, insistance pour l’épidurale alors que la femme a clairement indiqué que cela ne faisait pas partie de ses plans, adaptation à un nouveau médecin obstétricien alors que le suivi a été fait par un autre, paroles blessantes alors que la femme est en posture de vulnérabilité… la liste est malheureusement trop longue. Ceci s’applique encore plus, malheureusement, aux femmes racisées et autochtones. Selon Hirut Melaku, il n’est pas rare que ces dernières subissent « des abus verbaux, de la discrimination raciale, des refus de soins et des violences médicales de la part du personnel médical[5] », comme on l’a vu dans la triste histoire de Joyce Echaquan. D’ailleurs, une étude menée à l’université Mc Gill montre que les naissances prématurées sont beaucoup plus élevées chez les femmes noires que chez les femmes blanches : 8,9 % comparé à 5,9 %, respectivement[6].
Le fait que la femme doive accoucher couchée et immobile - posture archaïque répandue, en dit long sur notre retard. Cette position dite gynécologique est pensée pour accommoder le médecin accoucheur et ses interventions. L’immobilité de la femme et la posture nuisent à la physiologie, à la gravité, aux mouvements du bassin qui peuvent faire gagner des millimètres d’espace au bébé qui négocie le passage étroit. La péridurale quant à elle peut faire en sorte, entre autres, que la femme ne reconnaisse plus les signaux naturels de son corps et compliquer ainsi tout le processus de l’accouchement. Lorsque l’accouchement est induit artificiellement alors que la femme n’est pas prête, il se termine souvent par une césarienne. Ainsi, à chaque fois que la physiologie est entravée, les interventions gagnent du terrain et deviennent souvent nécessaires (principe du pompier pyromane), pouvant mener à la césarienne par la force des choses. Sans dire que les interventions sont toujours négatives, nous avons du chemin à faire pour redonner le plein pouvoir à la femme dans la salle d’accouchement.
Dans son article États de siège[7], Philippe Ducros parle de la confusion qu’a créée l’étude pourtant bâclée « Term Breech Trial », qui concluait qu’il est moins risqué pour les bébés en siège de naître par césarienne que par voie vaginale. En lisant le récit des deux accouchements de sa compagne, le premier avec de multiples interventions ayant mené à une césarienne et le deuxième, aussi en siège, au naturel, nous sommes à la fois choqué-e-s par les traumas qu’engendrent pour les femmes les impacts d’une culture androcentrée, et inspiré-e-s par le changement qui semble s’amorcer dans les façons de faire.
Le cycle menstruel : une ignorance qui fait mal
Comme pour la plupart des femmes, la seule fois où j’ai légèrement entendu parler de mon cycle hormonal dans l’adolescence, ça a été dans mon cours de biologie au secondaire. En gros, le message était : « c’est dangereux d’écouter votre cycle, prenez la pilule si vous ne voulez pas tomber enceinte ». Il est vrai qu’on n’entend en général parler du cycle qu’en rapport avec la reproduction. Comme le souligne Sophie Bessis[8], le contrôle du corps des femmes a toujours eu comme objectif premier le contrôle de la maternité. Il est dès lors peu étonnant que notre cycle soit principalement abordé par le biais de sa fonction reproductive. Pour revenir à la pilule, si la contraception synthétique a constitué une réelle révolution féministe dans les années 70, elle a aussi contribué à développer plusieurs problèmes de santé chez les femmes et les a éloignées de la connaissance de leur cycle au naturel et du pouvoir personnel qu’elle donne. [9]
Depuis quinze ans, je constate l’immense surprise des femmes quand elles découvrent dans des ateliers ou consultations toutes les informations que peut nous donner notre cycle sur notre santé générale. Combien de femmes me disent : « j’aurais tout donné pour recevoir ces connaissances dès le début de mon adolescence » ? Dans ma pratique, je dois composer avec le profond sentiment de frustration et de trahison que vivent les femmes d’avoir été éloignées aussi longtemps de leur corps. Plusieurs personnes qui viennent me voir se sont fait prescrire la pilule lors de l’adolescence pour des raisons qui dépassent largement la contraception : acné, sautes d’humeur, crampes menstruelles, saignements abondants ou même dépression ! Certaines de ces femmes la prennent depuis quinze ans, vingt ans… et vivent un sentiment doux-amer lorsqu’elles se rendent compte qu’elles peuvent avoir une belle peau, des menstruations douces, une période prémenstruelle simple, sans cette dernière. La prescription de ces hormones synthétiques n’est pas banale et sans impact : on sait maintenant, par exemple, à quel point les estrogènes peuvent augmenter les risques d’accidents cardiovasculaires ! Pour son ouvrage « J’arrête la pilule[10]», Sabrina Debusquat a investigué pendant un an les impacts de la pilule contraceptive sur notre corps et sur l’environnement et nous invite à faire la transition vers un cycle au naturel. Pourtant, il est communément admis par le corps médical que les bénéfices dépassent les risques. Ainsi, la lucrative suppression des menstruations qui encourage les femmes à ne plus avoir leurs règles par le recours aux hormones synthétiques en continu est souvent banalisée et encouragée. Nasrine Bessaïh [11] nous parle ainsi du discours d’Elsimar Coutinho, un gynécologue reconnu relié au Depo-Provera®et au Seasonale®, qui propage l’idée que les femmes n’étaient autrefois que des parturientes en continu, les menstruations sont donc anormales et il faut donc les supprimer. Le message transmis (et largement relayé par les publicités) est que pour devenir une femme émancipée, il nous faut nous libérer de notre cycle.
Enfin, la médicalisation du cycle infantilise les femmes, comme si l’on prenait pour acquis que ces dernières n’étaient pas assez responsables pour gérer leur contraception. Les femmes ne sont pourtant pas un troupeau de femelles irresponsables que l’on doit protéger d’elles-mêmes ! Dans une approche féministe, on pourrait dès l’adolescence et lors des suivis gynécologiques apprendre aux jeunes filles et aux femmes à bien connaître leur cycle à travers l’observation des signes de fertilité et la prise de température, au lieu d’éviter le sujet de la symptothermie par peur des conséquences. Ainsi, avec de l’éducation autour de l’impact des habitudes de vie et de la nutrition sur la santé des femmes ainsi que de l’information claire et bien vulgarisée sur les différentes sortes de contraception synthétique et leurs impacts respectifs, les femmes de tous les âges seraient mieux en mesure de faire des choix ajustés à leurs valeurs et besoins.
Les déséquilibres du système reproducteur : la pilule, la chirurgie ou … rien !
Alice, qui souffre d’endométriose, entre ce jour-là dans mon bureau avec anxiété. Elle s’affale sur le fauteuil et me dit : « Ma gynécologue m’a dit que si je ne prends pas la pilule, je risque de ne jamais pouvoir avoir d’enfant ! ». Julie, prise avec le SOPK, déclare, très sérieuse : « Sans ce progestatif, mon insulinorésistance va se transformer en diabète et je peux mourir. ». Fatima quant à elle, me partage : « Mon médecin m’a dit que je n’ai pas le choix de faire une chirurgie le plus vite possible. Il se peut qu’ils m’enlèvent une trompe et un bout d’utérus. Il m’a dit que ce n’est pas grave parce que j’ai déjà des enfants ! » Des paroles comme celles-là semblent extrêmes et pourtant, j’en entends toutes les semaines. Attention : il ne s’agit pas ici de mettre la faute sur le personnel médical. Cette façon de voir les choses fait partie d’une violence institutionnalisée, systémique, qui considère qu’il n’y a que deux solutions pour traiter les déséquilibres gynécologiques : la chirurgie ou la pilule. Dans ce système binaire, les femmes sont malheureusement trop souvent culpabilisées et traitées d’irresponsables si elles choisissent d’essayer de contrôler ou traiter leur déséquilibre en passant par d’autres moyens ou même de combiner l’approche biomédicale et les approches naturelles.
Concrètement, je constate qu’une femme qui souhaite être autonome dans son chemin de santé se heurte à plusieurs écueils : pouvoir simplement avoir accès à son dossier de santé est parfois compliqué, il faut trop souvent insister et être bien préparée à argumenter pour pouvoir passer des tests sanguins hormonaux, échographies ou IRM. Et discuter avec le personnel médical est souvent ardu. En ce qui concerne l’endométriose, la médicalisation de la santé des femmes est frappante. Une femme qui souffre de cette maladie attend en moyenne cinq ans pour obtenir un diagnostic et peut parfois attendre jusqu’à vingt ans. En effet, elle se fera dire nombre de fois que les crampes menstruelles sont normales et qu’il n’y a pas d’autre solution que de prendre la pilule et/ou des analgésiques. De plus, les examens qui sont pratiqués couramment ne détectent que très peu les lésions : alors que cette méthode est largement utilisée dans les cas de cancer, peu d’hôpitaux proposent aux femmes la laparoscopie examinatoire qui est pourtant LA méthode la plus efficace de diagnostiquer l’endométriose !
Lorsqu’une femme se plaint de crampes menstruelles douloureuses et se fait dire que c’est normal, qu’il faut simplement prendre des analgésiques et attendre que ça passe, cela ne l’encourage pas à reprendre son pouvoir et tenter de comprendre ce qui cause ces douleurs – qui ne sont JAMAIS normales, faut-il encore le préciser. La médicalisation de la santé des femmes fait en sorte que nous cherchons les causes de nos problèmes dans la biologie de « nos corps défaillants » et les solutions dans l’aide médicale destinée à combler ces manquements que l’on croit intrinsèques à nos corps, au lieu de voir nos dérèglements comme la conséquence de nos modes de vie collectifs ou encore de la non-santé de notre environnement.
La bonne nouvelle, c’est que de plus en plus de femmes prennent conscience des violences qu’elles vivent dans leur parcours de santé, qu’elles soient insidieuses ou évidentes. Le fait de penser que la femme est « anormale, hystérique ou folle » lorsqu’elle se plaint de douleurs, qu’elle doit être en tout temps « souriante, stable et linéaire » ou qu’elle devient « laide, inutile et flétrie » lorsqu’elle vieillit est introjecté en nous depuis des siècles et fait de la réappropriation de notre corps un processus avec ses hauts et ses bas. Reprendre du pouvoir sur notre santé, cela se fait pas à pas, avec bienveilllance pour soi-même, compréhension des enjeux systémiques et solidarité pour toutes celles qui sont dans le même bateau.
[1] https://liguedesdroits.ca/la-medicalisation-de-la-sante-des-femmes-au-centre-de-la-marchandisation-de-la-sante/
[3] En effet, ce sont principalement les surrénales qui prennent le relais lors de l’arrêt graduel de la sécrétion d’estrogènes par les ovaires, et quand nous sommes épuisées, les surrénales vont notamment détourner le cholestérol dédié aux hormones sexuelles pour fabriquer du cortisol et tamponner les dégâts de l’épuisement.
[5] Dans Empreinte de résistance, Alexandra Pierre, éditions du Remue-Ménage, p. 223
[9] Lire à ce sujet notre article : https://rqasf.qc.ca/campagnerouge/medicalisation/menstruations-en-sante/